Les bûchers de la liberté : Anastasia Colosimo

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Les bûchers de la liberté est un livre d’Anastasia Colosimo, paru en 2016. Il revient sur la question du blasphème, de ses enjeux et de son utilisation politique.

Acheter le livre : Les bûchers de la liberté – Broché – Essais, Documents – 6 Janvier 2016

Une crise planétaire

Avant même les tueries de Charlie Hebdo et les débats qui ont suivi entre les tenants entre les tenants de la liberté d’expression et ceux du respect des croyances de chacun – et ce suivant les clivages politiques ou les origines géographiques, l’auteure revient sur un point particulier, la rédaction puis la condamnation par l’ayatollah Khomeiny du livre des Versets sataniques de Salman Rushdie.

Ce moment constitue une fracture sans précédent entre deux mondes notamment dans certains pays, où la terreur militante / religieuse se confond avec la terreur politique. Le passage de la condamnation du blasphème sur un territoire déterminé, voir même contrôlé – blasphème qui d’ailleurs s’applique davantage dans ces territoires aux minorités – à une condamnation du blasphème hors de toute frontière.

« Monstrueusement, elle fait, partout et à tout moment, de tout Occidental un impie potentiel et de tout musulman un bourreau potentiel : non seulement les Occidentaux doivent avoir peur des musulmans, mais plus, ils les craindront, plus les musulmans, marginalisés, se communautariseront, justifiant par là l’appréhension des Occidentaux. Le piège de la double radicalisation se referme pour former un parfait cercle vicieux dont le moteur est l’incompatibilité des sacralités ».

Dès lors, les différents débats ont donné lieu à une intense judiciarisation. Si le délit de blasphème existe dans certains pays, celui-ci est sans effet juridique réel ; et la limitation de la liberté d’expression vis-à-vis de la religion pourrait apparaître aux yeux d’une partie de l’opinion comme un retour en arrière, notamment parmi ceux qui considèrent que le discours des Lumières visent justement à émanciper l’individu d’une quelconque tutelle religieuse. Cependant, au Royaume-Uni, en Grèce ou en Italie, par exemple, la religion et l’État sont intimement liées, de sorte que la religion orthodoxe en Grèce a pu maintenir, à un moment donné dans l’Histoire, la cohésion de l’État.

Suite aux différentes questions auxquelles le législateur a dû faire face, « le délit de blasphème, qui reste inscrit dans la loi, concerne en théorie tous les cultes reconnus par l’État mais ne sanctuarise en pratique que la seule religion nationale pour laquelle il a été initialement érigé. […] La juxtaposition des sacralités se révèle confuse et inefficace. Elle suppose de surcroît un juge qui, en théologien multicartes, ne méconnaîtrait aucune religion et saurait pour toutes ce qui, en chacune, pourrait ressortir du blasphématoire. »

« Il y va donc une hybridation puisque, sans avoir supprimé la loi originelle, liée à la notion de vérité objective et sacrée, l’Irlande s’est néanmoins rapprochée de la deuxième typologie, celle relative à l’ordre subjectif du ressenti d’autrui ».

Un deuxième groupe comprenant l’Autriche, le Danemark, l’Espagne et l’Allemagne existe et vise à mettre en place, et même en parallèle aux droits des croyants, des droits des athées, installant par là même occasion une confrontation. Le modèle du ressenti – donc subjectif – implique la reconnaissance de telle ou telle offense faite à une communauté de croyants ; l’État ne protègerait donc pas seulement le ressenti des croyants, mais également la doctrine qui est la leur. Mais il s’agit moins d’interdire le blasphème en tant qu’attaque lancée à Dieu, que de punir le tort causé au sentiment des croyants.

La différence entre « l’ancien » et le « nouveau » blasphème se fonde ainsi dans les acteurs qui entrent en jeu ; alors qu’auparavant le blasphème était un acte de défiance d’une personne vis-à-vis de Dieu – celui-ci étant alors seule victime de l’injure qui lui était faite – le glissement opéré introduit aujourd’hui un tiers, le croyant.

Une histoire fonctionnelle

Durant les trois derniers siècles, le terme de « blasphème » va voir son sens évoluer, et ce dans les différentes langues européennes. A la fin du XVIIème siècle, dans le dictionnaire Furetière, le blasphème inclut « tout discours tenu contre l’honneur de Dieu », mais aussi « contre les choses divines et sacrées ». A la fin du XVIIIème, la définition a quelque peu évolué et s’est élargie dans ce même dictionnaire, considérant le blasphème comme « une parole qui outrage la Divinité, ou qui insulte la Religion » – tout en rajoutant un nouveau sens (« discours injuste, déplacé »). Enfin, dans le Larousse de 2010, « la notion d’ « outrage » suffit à définir le blasphème, et ce, de manière indistincte ».

« Ainsi, en un peu plus de trois siècles, le vocabulaire du blasphème a-t-il connu un lent glissement. La divinité s’est estompée, et la religiosité s’est socialisée. La piété s’est perdue et l’émotion s’est accrue. […] Il n’a cessé de gagner en périmètre ce qu’il a perdu en signification. […] En fait, le blasphème n’a cessé de se banaliser au prétexte d’avoir été circonscrit puis d’avoir disparu ».

Au-delà de cette question de vocabulaire, les religions connaissent des approches différentes. En Grèce, la question religieuse fait partie intégrante de la vie de la Cité ; blasphémer, c’est ne pas « adhérer à la cohésion sociale que légitime ce système. Le blasphème peut être un acte personnel, ses conséquences sont immanquablement collectives ». Dans la Bible hébraïque, le blasphème (« Tu ne blasphémeras pas Dieu ni ne maudiras un chef de ton peuple ») réunit les deux pouvoirs, temporel et spirituel. L’arrivée du Christ change quelque peu les choses ; de la même manière que le dialogue entre Socrate et ses juges où l’on s’accuse tour à tour d’être blasphémateur, une question simple apparaît : si Dieu est tout puissant, pourquoi a-t-il besoin d’hommes pour rendre justice ? Se prétendre juge et condamner quelqu’un pour blasphème, c’est laisser penser que Dieu ne peut condamner cette personne lui-même, et donc soi-même se rendre coupable de blasphème.

« L’Évangile l’assume et en dévoile le mécanisme qui voit dans l’impuissance volontaire de Dieu l’accomplissement de sa toute-puissance. »

Le glissement apparaît avec l’empereur Justinien, lorsque le christianisme est érigé en religion d’État, apportant avec lui l’instauration du « blasphème des chrétiens ».

Pour l’islam, le questionnement est plus complexe et ne connaît pas de glissements, du religieux au politique. Si le Coran est très clair s’agissant le blasphème (« Ceux qui offensent Allah et son messager, Allah les maudit ici-bas, comme dans l’au-delà et leur prépare un châtiment avilissant. Et ceux qui offensent les croyants et les croyantes sans qui l’aient mérité, se chargent d’une calomnie et d’un péché évident. […] Ce sont des maudits. Où qu’on les trouve, ils seront pris et tués impitoyablement. »), il n’en va pas de même dans les paroles de Mahomet. Celles-ci « composent en fait une échelle des intensités de mécréance ».

« En soi, le blasphème est néanmoins compris comme équivalant à l’apostasie (ridda). Ce crime éminent ne recouvre pas uniquement l’abandon de l’islam par un musulman en vue d’adopter une autre foi ou de se déclarer athée mais il englobe aussi, chez ce même musulman, le doute quant à un dogme […] La peine de mort qu’encourt l’apostat s’explique donc par le risque maximal de désordre et de désunion qu’il fait courir et qui consiste à l’extrême en la guerre civile (fitna). Ce qui implique que seul le fidèle puisse être incriminé d’un reniement dont l’infidèle sans affiliation est par nature incapable. »

La position religieuse, où l’infidèle ne fait pas partie de la communauté, est contredite par certains États où la judiciarisation du blasphème existe.

«Ces derniers forment d’ailleurs, à l’échelle planétaire, le premier bloc de cette judiciarisation et bataillent collectivement au sein des institutions internationales pour qu’elle soit inscrite dans le droit, voire figure comme l’un des droits de l’homme. »

Mais, au-delà de la question purement théologique, l’important est de saisir ce qui constitue le blasphème, et notamment sur la compétence du juge, comme sur l’autorité que ce dernier défend.

Une passion française

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L’Histoire de France est marquée par la question religieuse.[1] Avec Saint Louis (Louis IX), la question religieuse est au premier plan : croisades, acquisition de reliques, interdiction de l’usure ou de la prostitution… mais également discrimination des juifs (bannissement, rachat de droits de résidence,…). L’implication du pouvoir royal, et notamment l’organisation d’une autorité judiciaire, engendre un déplacement du sacré de l’Église vers l’État, où « le combat contre le blasphème se trouve enrôlé au service du projet plus vaste de renforcement de la cohésion nationale par le biais de l’épuration sélective ».

« Pour cause de droit divin et pour raison de paix sociale, l’État prend en charge ce qui était du domaine présumé de l’Église car il n’y a pas de différence fondamentale entre le fait d’être religieux et le fait d’être civique : dans l’un et l’autre cas, c’est la conformité au collectif qui détermine la qualité de l’individu et cette conformité doit s’entendre comme un fait de discipline. »

Progressivement, du XVème au XVIIIème siècle, le blasphémateur n’est plus condamné du seul fait de son blasphème, mais davantage pour son trouble à l’ordre public.

L’affaire du Chevalier de La Barre, condamné pour être avoir soi-disant profané un crucifix en 1765, est particulièrement révélatrice. Libertin mais surtout lecteur de livres interdits d’auteurs des Lumières, le chevalier est condamné à mort, alors même que l’autorité épiscopale requiert la relaxe. C’est moins la profanation que l’esprit « philosophique » dont il était porte-parole qui ont eu raison de lui. Pour le pouvoir royal, ce courant de pensée menaçait les institutions et la société elle-même. La faute n’est plus l’impiété, mais un crime appartenant à la sphère du droit.

A la Révolution, deux conceptions de la liberté d’expression s’opposent : celle de Marat, absolue et libertaire et celle de Condorcet, plus nuancée, où la liberté d’expression connaît une limite. C’est cette seconde conception qui est adoptée, abolissant toute censure a priori mais sanctionnant les abus a posteriori.

La désacralisation du pouvoir religieux va de pair avec la sanctification de la République.

« Avec la campagne de déchristianisation de l’an II, à l’automne 1793, l’appel à l’impiété, dont la profanation des tombeaux de Saint-Denis en 1792 a été un exemple parmi des milliers d’autres actes iconoclastes, et dont la décapitation du roi en janvier 1793 a marqué l’apogée, devient un programme. Ce blasphème-là, à la fois droit et devoir, voire bacchanale, ne connaîtrait-il toutefois aucune limite ? ».

L’idée d’une transcendance ne disparaît pas ; Robespierre, en juin 1794, « s’avance, un bouquet à la main, pour saluer la statue de la Sagesse avant de mettre le feu eux mannequins de l’Athéisme, de l’Ambition et de l’Égoïsme. »

« La France, après la période révolutionnaire, a successivement connu, comme l’a montré Philippe Portier, deux systèmes normatifs. De Napoléon Ier à la IIIème République, elle a expérimenté un régime de « liberté contenue » : la législation ne fait plus référence au blasphème, mais punit « tout outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ». La loi sur la presse de la IIIème République laisse place, quant à elle, à un autre régime, qui doit être qualifié de « liberté élargie ». Le point de continuité entre ces régimes qui visent avant tout à consolider l’ordre politique se tient dans le même mouvement de sécularisation dont ils témoignent. Le fait religieux est d’abord protégé parce qu’il continue de concourir puissamment à la cohésion générale d’une société elle-même entrée en mutation, et ce, le temps que l’État, toujours plus autonome, finisse par considérer le fait religieux comme un fait public parmi d’autres et le banalise. »

Ce mouvement de sécularisation s’accompagne de lois sur la presse (1881), qui ne visent à ne protéger ni les religions ni les institutions, ni la morale, ni la famille – quand bien même il existe des restrictions (l’incitation à l’émeute, la provocation directe à commettre un crime ou un délit,…) qui visent à protéger la personne ou l’ordre public, préalablement définis. Après la 2nde Guerre Mondiale et la parenthèse vichyste, la période de décolonisation,… arrive la période gaulliste. « En dotant d’un souffle monarchique la Constitution de 1958, Charles de Gaulle remet également au goût du jour le délit d’offense au président de la République, dérivé du crime de lèse-majesté. Le Général recourra près de cinq cents fois à ce chef d’accusation pour faire taire les polémiques à son encontre. » A la mort du Général, le journal Hara-Kiri titrera « Bal tragique à Colombey – 1 mort », ce qui signera la fin de la publication… avant une renaissance sous le nom de Charlie Hebdo.

Les années 70 sont le début d’une nouvelle période, où la France doit faire face à son passée avec le film le Chagrin et La Pitié puis le livre La France de Vichy qui s’attachent à dénoncer la « France résistante », ou les débats en lien avec Mai 68, la décolonisation… A la même période, les lois Pleven introduisent des peines pour les offenses à caractères racistes ; provocation à la discrimination, à la haine, à la violence, diffamation et injure. Or, la haine est un sentiment, nullement condamné en soi, dans le droit français : il paraît donc encore plus complexe de juger la « provocation à la haine ».

« Aussi, constituer de la sorte en délit la provocation à un sentiment semble une régression que ne dépareillerait pas la réintroduction pure et simple du délit d’opinion. »

Les délits de diffamation et d’injures étaient déjà punis, s’agissant des particuliers. La loi Pleven (1972) parle également de « groupes de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Or on n’appartient pas à une religion, on y croit, on l’embrasse,… sans compter que le législateur peine à définir ce qu’est une religion. Mais la conséquence majeure de cette loi est que, dorénavant, une association se réclamant d’une communauté pourra porter plainte sous différents chefs d’accusation au nom de la communauté toute entière, sans que celle-ci soit en accord avec la plainte.

«Dans un premier temps, nul n’entend vraiment instrumentaliser la loi à l’avantage de sa foi. Il faudra se sentir marginal au sein de son propre culte pour commencer à y penser et donner le mauvais exemple en allant chercher devant le tribunal civil une légitimité que l’on se voit refuser par le divin office. »

Mais, rapidement, certains vont comprendre l’opportunité de cette loi. C’est le cas du journaliste Bernard Antony qui fonde, en 1984, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF), une association traditionnaliste lefebvriste. Si l’expression « contre le racisme » est utilisée, c’est simplement que l’article 48 de la loi permet l’action en justice d’une association, si dans ses statuts, celle-ci se propose de combattre le racisme. Depuis, des associations représentant les différentes religions se sont constituées par demander une protection croissante des croyances, où « la victimisation se traduit par une intense judiciarisation ».

« En témoignent les procès qui s’ouvrent à l’aube du XXIème siècle, les plus importants signalant les pires conséquences de la brèche ouverte par la loi Pleven. »

Evidemment, René Pleven n’est pas l’unique responsable du changement qui a lieu, dans un pays qui se fait la caisse de résonnance de différents événements (Salman Rushdie,…) ou conflits (Conflit israélo-palestinien…), mais aussi l’apparition puis la montée en puissance de groupes fondamentalistes.

« C’est son culte patriotique même, à l’instar d’autres cultes, qu’elle voit reculer, quand il n’est pas lui aussi brocardé. Quant à la laïcité, désormais disputée, alors qu’elle devait garantir l’incroyance, la voilà sommée de légitimer les croyances ».

Durant la promotion du livre Soumission, différentes associations portent plainte contre Michel Houellebecq, celui-ci ayant déclaré, lors d’une interview, que l’islam était la religion « la plus con ». Certains communiqués, notamment celui de la Ligue des Droits de l’Homme, déclarent que le propos est une « charge contre l’islam et les musulmans », alors que l’auteur ne s’est exprimé que sur la religion et non sur les personnes. A plusieurs moments de l’interview, Houellebecq s’exprime en outre sur l’islam (« oui, on peut parler de haine » [pour l’islam]) ou sur le Coran (« la lecture du Coran est dégoûtante »). Dans les trois cas, le jugement déclare que ces propos n’appellent pas de conséquences discriminatoires, et qu’il s’agit de jugements de valeurs établis par l’auteur.

« La démonstration est juridiquement limpide. Si elle suspend le retour déguisé au blasphème, sans doute involontaire, mais néanmoins certain que promeut la Ligue des droits de l’Homme à côté des plaignants, autrement dit si elle ignore délibérément l’ordre du sentiment irrationnelle qu’appellerait singulièrement le fait religieux, c’est pour mieux replacer le culte au sein de la culture. »

Le rappel est donné ; la loi ne protège pas les religions, elle protège les individus… quitte parfois pour le juge à opter pour une interprétation très élargie de la protection des croyants. Dans l’affaire Marithé et François Girbaud (une affiche exposée à Neuilly, représentant la Cène où les apôtres ont été remplacés par des personnages féminins), c’est cette interprétation élargie qui prévaut, en plus de la gratuité de l’offense et de son caractère intrusif. Ces deux derniers éléments ne sont d’ailleurs nullement mentionnés dans la loi, et font jurisprudence à cette occasion. « Le glissement de l’outrage à la religion à l’injure envers un groupe de religieux se fait de manière quasi automatique ».

« L’ordonnance en référé, interdisant tout affichage public, […] constitue dès lors un exemple particulièrement éloquent de cette impossibilité rationnelle d’objectivité : l’affiche peut indifféremment être comprise comme un dévoiement blasphématoire de la Cène ou comme une réinterprétation respectueuse de la Cène. Cette décision appartient seulement à la description que veut bien en faire le juge. Le problème de l’interprétation est ainsi au centre de la querelle. »

Deux positions se sont ainsi face ; pour Agnès Tricoire, « la gratuité et le caractère intrusif de l’offense supposée ne valent pas faits aggravants », alors que pour Patrice Rolland, « ils sont constitutifs du délit […] l’injure à une religion devient une injure envers les croyants à partir du moment où ils ne peuvent pas lui échapper et qu’elle ne s’inscrit dans aucun débat d’utilité publique ».

[1] Pour le Général De Gaulle comme pour François Mitterrand, l’Histoire de France commençait en 496, date du « baptême de France », celui de Clovis. On retrouve d’ailleurs dans la salle des Conférence au Sénat, une représentation de ce baptême.


Clément Delaunay