Danièle Sallenave : « Jojo le Gilet jaune »

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Danièle Sallenave, académicienne

Danièle Sallenave est née en 1940 à Angers, de parents instituteurs. Agrégée de littérature, elle devient traductrice de Pasolini et écrit une trentaine de romans. Elle obtient en 1980 le prix Renaudot pour son livre Les portes de Gubbio. Elle est élue à l’Académie française en 2011.

En avril 2019, l’académicienne publie dans la collection Tracts (Gallimard) un essai intitulé « Jojo, le gilet jaune ». Cette formule n’est pas d’elle, mais d’Emmanuel Macron qui reprochait aux médias de donner « autant de place à Jojo le Gilet jaune qu’à un ministre. »

Plus largement, dans son ouvrage, elle revient sur la fracture – dont elle ne s’accommode pas – entre « les élites » et le « petit peuple ». Ces derniers, revêtus d’un gilet jaune pour être vus, incarnent le retour du social dans une société qui les a éloignés du cœur des villes.

Les gilets jaunes ?

« Qui sont les Gilets jaunes ? Ce sont des gens que les habitants des grandes villes ne croisent jamais. Des gens qu’on n’entend jamais. […] Les Gilets jaunes habitent souvent des maisons individuelles groupées à la sortie des anciens villages avec un carré d’herbe et deux voitures devant. Ils ont cru vivre mieux en quittant la ville et ils constatent qu’il n’en est rien. […] Ceux qui vivent dans les grandes villes se retrouvent le soir pour prendre un verre aux terrasses des cafés, ce fameux ‘’symbole du mode de vie’’ à la française visé par les terroristes de novembre 2015. Il n’y a pas une terrasse en vue autour des zones pavillonnaires. »

S’interroger sur le fait de savoir qui sont les Gilets jaunes, c’est aussi s’interroger sur qui ne l’est pas : celles et ceux qui les critiquent, mais aussi celles et ceux qui, artistes et intellectuels habituellement loquaces, ne disent rien. Se poser cette question, c’est aussi se demander qui sont les alliés politiques, ceux qui parlent « au nom » des pauvres et des opprimés. Une certaine droite et jusqu’au Rassemblement National s’en emparent pour des motifs et des responsabilités différents. De même pour la gauche, tendance France Insoumise.

S’interroger, c’est vouloir comprendre ce que veulent les Gilets jaunes. Pour l’académicienne, le mouvement est d’abord une recherche de justice, d’une égale dignité entre le ministre et le mineur, reprenant ainsi Simone Weil.

S’interroger, c’est essayer de resituer ce mouvement dans l’Histoire de France. Celle des jacqueries et des Révolutions. Celles des services publics et d’une plus riche offre culturelle. Celles des loisirs, des luttes sociales des luttes contre un pouvoir trop vertical.

Le peuple, un sujet littéraire et historique

Ce livre est aussi une occasion, celle de revenir sur la manière dont le peuple ou les foules ont été qualifiés par la littérature et des auteurs plus ou moins fréquentables : de Gustave Le Bon à Georges Bernanos, de Céline à Simone Weil, en passant par Bertolt Brecht, Heimito von Doderer et les Pinçon-Charlot. C’est parler de Dupont-Lajoie, d’Emmanuel Todd ou d’Anne Nivat et son livre « Dans quelle France on vit ».

Il y a une référence qui marque sans doute davantage, celle faite à Bronislaw Geremek et à une tribune signée dans le Monde en juin 2008. Pour l’auteur polonais, « le populisme exploite l’absence de peuple sur la scène politique ».

L’Europe de l’Est, il en est aussi question dans la reprise de l’échange quant aux « petites gens » entre Churchill et Staline. Lorsqu’en 1946, Winston Churchill parle d’un « rideau de fer » qui s’est abattu sur l’Europe, de Stettin à Trieste, Staline lui répond dans la Pravda :

« M. Churchill rappelle quelquefois, dans ses discours, « les petites gens qui vivent dans des maisons modestes ». Il leur donne, en grand seigneur, des tapes amicales sur l’épaule et se dit leur ami. Mais ces hommes ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire à première vue. Ces « petites gens » ont leur point de vue, leur politique, et ils savent se défendre. Ce sont eux, les millions de ces « petites gens » qui ont battu M. Churchill et son parti en Angleterre, donnant leurs voix aux travaillistes. »

A l’Est encore, sur le pont sur l’Oder, on pouvait y lire « Die Grenze verläuft nicht zwischenden Völkern, sondern zwischen oben und unten » (La frontière ne passe pas entre les peuples, mais entre le haut et le bas). Sans doute, en un sens, le résumé de ce livre.


Clément Delaunay